Interview - Corte Nascosta

François Staub, vous êtes à la tête d’une entreprise d’agencement sur mesure implantée dans la région lausannoise depuis de nombreuses années, prenez-vous une nouvelle direction en créant une collection de meubles de Haute ébénisterie?

En 38 ans d’activité dans ce domain nous avons travaillé pour les plus grandes marques horlogères et pour des architectes exigeants. Nous avons développé un savoir faire important qui allie les techniques anciennes avec les nouveautés technologiques comme le dessin assisté par ordinateur et les machines à commandes numériques. Nous avons maintenant à disposition un outil de travail très performant, mais aussi la capacité de pouvoir composer avec toutes ces techniques. Parce que l’outil seul ne suffit pas, il faut, comme un bateau, savoir le diriger et ensuite se fixer des voyages, choisir des pays à explorer. Avec la collection de meubles à secrets, nous redonnons au métier le prestige qu’il a eu pendant de nombreux siècles, d’où le terme de Haute ébénisterie.

La première pièce Corte Nascosta est née. Qu’est-ce qui pousse à se lancer dans une telle aventure?

J’entends souvent des gens dire: «on ne peut plus travailler comme les anciens, le métier se perd, on n’a plus le temps, seule la rentabilité compte à notre époque!» J’ai voulu relever ce défi, peut-être par esprit de contradiction, et montrer qu’en construisant son rêve, en le concevant, il est possible de le réaliser. La base est de s’efforcer de voir le projet, de l’imagi- ner tel qu’il est. Il ne reste alors plus qu’à lui donner sa forme matérielle. C’est comme un cinéaste, quand il voit précisemment la scène, avec les acteurs, la lumière, alors il peut la tourner.

N’est ce pas un peu une folie? Je crois savoir qu’il ne s’agit pas d’une commande.

Dans le cas d’une commande, la liberté n’aurait pas été la même. En face d’un client, l’attitude est de proposer ses services pour satisfaire au mieux les désirs de celui qu’on appelle dans la construction le Maître de l’ouvrage. Ici, c’est la pièce elle-même qui est la maîtresse.

Comment est venue l’idée de cette collection de pièces uniques?

Je cherchais à retourner au métier d’artisan créateur. Artisan comme à la Renaissance, où l’homme met tout son savoir faire au service de l’ouvrage qu’il façonne.

Lorsque M. Pascal Cuénot s’est présenté à l’atelier, je me suis dit: voilà la personne qu’il faut pour lancer cette collection. Il a une solide formation d’ébéniste sculpteur et il a travaillé également comme facteur de pianos et de harpes. Je l’ai engagé après lui avoir parlé de la création d’un projet unique, un travail à la hauteur de ses compétences.

Une des qualités de Pascal est son investissement total pour ce projet. Il a façonné toutes les pièces, tourné une à une chaque colonnette de la façade, sculpté les entrelacs gothiques avec une précision extrême, parfois sous la loupe d’horloger. Sa main est sûre et c’est avec une constance rare et une grande humilité qu’il s’est impliqué dans cette aventure. Il est comme le soliste dans l’orchestre.

D’autres personnes ont sans doute également travaillé sur cette pièce?

Une réalisation comme Corte Nascosta est un travail d’équipe. A côté du sculpteur, un autre ébéniste, M. Jean-Luc Frey s’est occupé aussi de numériser les plans et de programmer la machine CNC. Toutes les découpes de la structure interne ainsi que les nombreuses pièces des marqueteries ont été usinées grâce aux techniques modernes.

D’une manière ou d’une autre, tous les membres de notre équipe de dix personnes ont contribué pour une part à l'aboutissement de cette pièce. L’atelier avec tous ses travailleurs est la matrice d’où peut naître de tels projets.

Quel est votre rôle à vous dans cette réalisation?

Mon rôle c’est d’abord de concevoir le projet et ensuite de le mettre en forme, de le dessiner. Le dessin est la base de la construction. Si une autre version de la même pièce nous est commandée, tous les plans sont là pour pouvoir la réaliser. La pièce unique peut se déciner en cinq exemplaires, comme autant d’interprétations de la même musique.

J’interviens aussi de concert avec le polisseur pour le travail de finition. Le gris par exemple est une des teintes les plus difficiles à réaliser sur du bois.

Finaliser une pièce comme celle-ci est un travail de longue haleine, j’imagine?

La conception comme la réalisation s’est faite par étapes. Nous avons commencé par la façade sculptée. Nous avons effectué un relevé des plans de la façade d’après divers supports, photos, gravures anciennes, puis sept mois ont été nécessaires pour façonner les différentes pièces. Pendant que Pascal sculptait, je concevais les éléments de l’étape suivante. En tout, il aura fallu trois années de travail pour réaliser Corte Nascosta, soit plus de sept mille heures de travail.

Il y a des moments oû, comme un marcheur dans un désert, on ne se rend plus compte qu’on avance. C’est la pièce qui impose son rythme. Ce n’est qu’au bout de deux ans et demi qu’il a été possible d’entrevoir une date pour la fin du travail.

Vous rendez un hommage à Venise pour cette première pièce, pourquoi ce choix?

Comme beaucoup, j’ai toujours été fasciné par cette ville, ce qu’elle dégage de rêve, d’inattendu et de puissance. Son côté de cité irréductible aussi. L’idée n’était pas de faire une reproduction exacte, historique, mais de travailler sur des perceptions, sur l’effet que cette ville imprime sur les sens. J’ai choisi d’intégrer dans cet Hommage certains éléments qui ont marqué mon imaginaire. C’est donc une interprétation personnelle mais qui puise sa source dans l’inconscient culturel collectif.

Je me suis rendu plusieurs fois à Venise pendant ces trois années pour me replonger dans cette ville de beauté, témoin d’artisans fabuleux. J’ai pris beaucoup de photos de détails, d’ambiances différentes.

Le labyrinthe est justement le motif que vous avez choisi comme logo pour cette collection.

Le labyrinthe est un langage, une écriture ancienne, mystique, qui se retrouve dans toutes les civilisations. C’est un symbole commun à toutes les cultures. Un chemin qui répond à ses propres règles, qui recèle ses secrets. Dans une aventure comme celle de Corte Nascosta la récompense vient du combat lui-même, de la persévérence. Et puis il y a cette idée de contentement final lorsque le but est atteint.

Le labyrinthe contient ses mystères comme le meuble ses tiroirs secrets?

Le tiroir est un élément de mobilier qui attire et fascine toujours. Lorsqu’il y a un secret pour accéder au tiroir, une sorte de complicité s’installe entre l’objet et celui qui le découvre. Corte Nascosta est un meuble à secrets et ce sont les tiroirs qui lui assurent cet aspect fonctionnel. Elle contient des cachettes luxueuses, gainées de cuir noir, bien enfouies pour y déposer les secrets les plus chers.

Corte Nascosta dévoile une image surprenante lorsque le mécanisme de la cour pivote. Qui est ce personnage intriguant qui apparaît alors?

C’est un des Condottiere de Venise pendant la Renaissance, Bartolomeo Colleoni, un riche et fier guerrier qui a délégué une partie de sa fortune à Venise contre la promesse de lui faire ériger à sa mort une sculpture sur la place Saint-Marc. La sculpture a été réalisée par Verrocchio, le maître de Leonard de Vinci, qui est mort avant le coulage. On peut l’admirer finalement sur le Campo SS Giovanni e Paolo. C’est une des plus belles statues équestres au monde. L’expression de puissance qui émane de ce personnage et de son cheval est extrêmement forte. Ce regard combatif et invincible m’interpelle. Je me suis découvert une forme de connivence avec ce personnage d’un autre âge.

A ce propos, j’ai lu une phrase de Paul Morand qui écrit dans son livre «Venises» en évoquant le Condottiere «à qui s’adresse le défi du regard perçant, à ses contemporains ou à la postérité?» Traiter le visage du Condottiere comme une affiche contemporaine est aussi une façon différente d’exprimer une vision. On dépasse le registre de l'ébénisterie, même si le support est le même, pour aborder un registre plus artistique.

J’ai pu voir qu’il existe une réplique de la façade en or?

Lorsque nous avons terminé la façade d’érable, après sept mois de sculpture minutieuse, nous avons décidé de garder une empreinte de ce travail. Avant de coller l’ensemble, nous avons fait mouler toutes les pièces détachées puis nous avons fait couler et assembler une réplique de cette façade en bronze.

Maintenant, les moules sont prêts si d’aventure un collectionneur passionné commande cette pièce en or. Ce serait alors l’aboutissement de cette folle entreprise, un Hommage à Venise qui renferme la façade sculptée de la Ca’d’Oro du Grand Canal, coulée en or massif.

Parlez-nous des prochaines pièces de la collection?

J’ai déjà plusieurs autres projets en tête. La constante sera de créer chaque fois un meuble en exprimant une vision artistique. Certains éléments se retrouveront bien sûr, comme les tiroirs secrets, les mécanismes cachés les pivots. Mais il ne s’agit pas de faire un étalage des possibilités techniques du métier. Les techniques sont là pour servir de mise en scène. Et c’est finalement le rôle premier de l’artisan. Il met son savoir, sa maîtrise au service des formes qu’il travaille. Son rôle est de faire vibrer la matière.

François Staub

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